Concentration sur la lecture
Les quatre bouffons du seigneur de Silvalande me regardent. Ils font semblant de jouer entre eux et avec l’oiseau Emile, mais je sais que si je fais mine de revenir à ces lianes, ils me fixent aussitôt de leurs yeux implacables et perturbent mes récréations bien gagnées.
C’est entendu, avec des gens de la sorte on ne peut rester de l’autre côté. Maintenant l’oiseau Emile passe dans les mains du bouffon du jardin, tandis que les autres sourient comme s’ils attendaient qu’à là faveur d’un instant de distraction j’entre presque à mon insu dans leurs jeux; il est évident que la place ne manque pas dans le palais, qu’ils m’y accueilleront et m’enseigneront leurs tours et leurs fonctions; si je détourne un seul instant mon attention et cesse de me concentrer sur ce que je lis? sur ce qui les irrite parce qu’il me sépare d’eux, je peux fondre dans le malheur, absorbé d’un coup de foudre par l’entonnoir de leurs yeux.
Ah ! mais je ne passerai pas au jardin, je ne me laisserai pas attraper par le bouffon rouge des limites aux lettres, ni par le petit hippocampe à qui le seigneur confie les bulles d’air et les serrures; je fuirai surtout de toi, énorme bouffon à la langue pendante, chargé du bonnet de nuit du rêve et des affaires qui exigent éloquence et mensonge. Je continuerai à lire sans me distraire, sachant qu’ils sont en train de me regarder, que l’oiseau Emile se prépare à sauter sur mon épaule. Jamais je ne le lui permettrai; jamais nous ne seront cinq à Silvalande.
Texte Julio Cortazar
Traduction en français
Karine Berriot